La grande question, la question posée par tout journaliste bien pensant qui se respecte aux jeunes révolutionnaires et autres activistes tunisiens a longtemps été la suivante : quel rôle les réseaux sociaux ont-ils joué dans la révolution tunisienne?
Rassurez-vous, je ne suis pas en train de la poser. Je ne me la pose même plus, tellement j’ai été bombardé d’analyses sommaires et de bavardages collectifs intenses où absolument tout et son contraire a été dit et redit à son sujet.
Aujourd’hui, huit mois se sont écoulés depuis le 14 janvier, et on peut sans trop s’aventurer dire que le pays est entré dans une nouvelle phase, où l’on ne peut que tristement constater l’épuisement de l’élan contestataire au profit d’une dynamique de construction maladroite et confuse, faute d’expérience et/ou de bonne volonté.
Pris par l’enchaînement effréné des événements, nous n’avons pas réellement eu le temps de réaliser la mue des réseaux sociaux dans un effort d’adaptation au contexte, ni de se poser de nouvelles questions quant à leur véritable impact aujourd’hui, dans ce processus de transition effervescent.
Une grande capacité de rassemblement
On remarque clairement dans un premier temps que les réseaux sociaux, Facebook et Twitter en particulier, se placent chez un bon nombre de personnes comme la principale source d’information. Ce rôle n’est plus à démontrer. Le pullulement des sites à caractère informatif sur la toile tunisienne est certainement un effet direct de cette recherche d’information des internautes sur les réseaux sociaux. L’accès à l’information se fait souvent via des liens postés sur Facebook et Twitter et partagés à foison entre membres du même cercle.
D’autre part, les réseaux sociaux ont montré leur formidable capacité de transmission de l’information en live à partir de son témoin direct. Les livetweets* et autres vidéos et photos postées sur Facebook en sont la manifestation la plus simple. Et c’est là qu’on a vu l’émergence d’une forme de journalisme amateur, nommé -parfois injustement- «journalisme citoyen», où n’importe quelle personne disposant d’un téléphone mobile et d’une connexion internet peut devenir un vecteur d’information à très forte visibilité, en témoigne le très grand nombre de «fans» des principales pages Facebook informatives liées à la révolution tunisienne (jusqu’à plus de 700000 fans, soit 7% de l’ensemble de la population tunisienne). C’est précisément cette forme de journalisme qui a transmis le grain de révolte sur tout le territoire tunisien au début de cette année, et qui a donné aux jeunes des quatre coins de la république le courage et la volonté d’en finir avec son bourreau, un système politique criminel et injuste.
Une arme à double tranchant
Cependant, beaucoup d’informations et beaucoup d’audiences se révèlent aujourd’hui être des armes à double tranchant. Depuis le début de la révolution tunisienne, l’effet boule de neige produit par le partage d’une information-clé sur Facebook ou Twitter a permis aux rumeurs les plus fantaisistes de se propager à si grande échelle qu’il a souvent été difficile de les démentir par la suite. La diffusion de faits non prouvés à une large audience a mené jusqu’à la déstabilisation totale de la situation sécuritaire du pays en provoquant de grandes manifestations au début du mois de Mai, qui ont été à l’origine du déchaînement brutal de l’appareil policier et qui ont fait l’affaire des reliques opportunistes de l’ancien régime.
Un braquage par-ci, des terroristes algériens par-là, rumeurs et diffamations fusent en alimentant la peur et en jouant sur les émotions. Dans la foulée de cette déchéance des réseaux sociaux, différentes forces politiques et économiques du pays se sont mises à vouloir profiter de l’extraordinaire audience des pages Facebook pour pouvoir y corrompre l’information en leur faveur moyennant finances. Des codes d’accès se sont ainsi retrouvés achetés par des partis politiques pour faire leur promotion.
Parallèlement à cela, les administrateurs de pages Facebook, autrefois unis dans un but commun, celui de la révolution contre le régime en place, n’arrivent aujourd’hui pas à s’unir pour des causes de construction communes, et on remarque que leur nombre d’adhérents initialement généré par l’élan révolutionnaire se retrouve exploité au profit de leurs penchants politiques respectifs. Ce qui a bien servi à la destruction se retrouve inutile, voire handicapant, dans la construction, et on voit donc clairement aujourd’hui que la diffusion d’informations par des sources non professionnelles, ou bien simplement incompétentes, commence à montrer ses limites.
Une évolution à l’image de la société
L’évolution des réseaux sociaux post-révolution s’est faite en réalité à l’image de l’évolution de la société elle-même. Uni durant la grande période de troubles, l’élan social se divise maintenant en plusieurs micro-groupes d’intérêts communs. Sur Facebook, on se partage des informations entre amis, et il reste rare de trouver une vidéo ou une photo qui contredise notre propre vision des choses si ce n’est pour le simple plaisir de la raillerie, puisque ce que l’on voit est partagé par nos amis, que l’on a choisis selon notre perception des choses. Sur Twitter, ce phénomène est encore plus flagrant : la très grande majorité des utilisateurs de twitter à forte capacité d’influence en Tunisie ont le même point de vue sur les sujets cruciaux concernant la politique, l’économie, et la société en général. Si on se fiait uniquement à Twitter aujourd’hui, on arriverait à la conclusion que le tunisien est profondément démocrate, défenseur des droits de l’homme, de l’égalité des sexes, plutôt de gauche, etc.
L’information tourne dans un cercle vicieux, les mêmes liens sont partagés par tout le monde. Un tweet de Slim Amamou (@slim404) par exemple se retrouve automatiquement sur tous les fils de tous les utilisateurs, et ceci ne l’empêche pas d’être à nouveau partagé dans une boucle infinie. Visions et aspirations mises à part, le traitement de l’actualité se fait aussi de manière unanime dans chaque groupe, et la situation générale dans le pays est finalement perçue de la même manière par les utilisateurs de Twitter, et par les utilisateurs des petits groupes d’amis sur Facebook, manières qui diffèrent le plus souvent du vrai déroulement des choses sur le terrain. Toute la population se donnait du courage via les réseaux sociaux durant les émeutes de Janvier, et chaque groupe se donne aujourd’hui du courage pour se conforter dans sa propre idée de base. Une nouvelle architecture des réseaux sociaux pouvant générer des situations explosives si ces groupes venaient à se rencontrer dans la vie réelle, et qui, au lieu de favoriser l’échange constructif, encourage la stigmatisation et ferme la porte aux idées nouvelles.
Des groupes fermés d’intérêts communs. Quelle est la différence avec l’IRL** dans ce cas ? Le rejet frontal d’une personne ou bien d’une idée est simplement beaucoup plus facile sur internet que dans la vraie vie, l’anonymat et/ou la distance physique aidant. On a donc certainement plus tendance à écouter les points de vue différents lorsqu’on est confronté physiquement à la personne qui en parle, et encore plus si on n’est pas au sein d’un groupe hostile à ces points de vue.
Un frein à l’action concrète
Ces réseaux sociaux, puissantes armes de rejet et faibles outils de tolérance. Pis, on se retrouve aujourd’hui tous les jours par dizaines de milliers sur ces sites internet à crier nos points de vue, à les exposer, et on finit par éteindre l’ordinateur avec l’illusion -même inconsciente- d’avoir agi pour changer les choses, d’avoir contribué d’une brique dans la construction d’un idéal collectif. Pendant ce temps, peu d’actions concrètes ont réellement pu voir le jour et faire la différence sur le terrain, la plupart d’entre elles ayant été tuées dans l’œuf à cause de la vanité et la satisfaction engendrées par leur simple exposition sur un mur Facebook.
On constate finalement que cet outil que la technologie nous a offert, et qui permet la connexion et l’échange instantanés avec des milliers de personnes dans le monde entier, n’est pas encore utilisé d’une façon optimale, et on reste avec cette impression amère que les réseaux sociaux peinent à accomplir un rôle positif dans la société. Par définition, internet reste avant tout un espace de liberté. On ne peut donc à mon avis déjouer les jeux politiques et les malversations numériques par des réglementations et des chartes d’éthique à rallonge. On ne peut pas arrêter la rumeur, mais on peut arrêter d’y croire. On ne peut pas arrêter le lobbying, mais on peut le dénoncer, le mettre sous le feu des projecteurs. Le travail devrait être fait en amont, par la sensibilisation de l’internaute et son apprentissage de la réelle valeur de l’information qu’il transmet ou qu’il reçoit, ainsi que par l’émergence d’un vrai journalisme qui va chercher la vérité où elle réside pour couper court aux diverses interprétations. Enfin, une sphère politique transparente partageant librement les informations dont elle dispose établirait un réel climat de confiance avec les citoyens/internautes, et éradiquerait ce climat de suspicion généralisée et de cloisonnement social aussi bien sur le net que dans la rue.